Mehmet Issa N’Diaye : « Il faut penser autrement la politique cacaoyère en Côte d’Ivoire »
R. : Pouvez-vous nous en dire davantage sur ce nouveau marché dont vous parlez ?
M. I. N. : Il s’agit du marché de la masse, c’est-à-dire du cacao écrasé, qui a une durée de vie plus longue que celle des fèves quand il est bien stabilisé et congelé, tandis que le sucre présent dans les fèves entraîne leur fermentation, ce qui explique qu’on ne peut les conserver indéfiniment, particulièrement avec les amplitudes thermiques propres à la Côte d’Ivoire. Pourquoi la masse ? Parce que le beurre et le tourteau (poudre) sont des productions spécialisées qui exigent un savoir-faire particulier. Le beurre, notamment, entre dans la fabrication du chocolat et en la matière, l’Europe possède un savoir-faire difficile à concurrencer à ce jour. À titre de comparaison, c’est comme si l’on décrétait que d’un coup, la France va devenir spécialiste de la sauce djoumgblé2. Or il y a des recettes, des traditions, des techniques développées, transmises et améliorées au fil du temps. En Côte d’Ivoire, personne ne voudra d’une sauce djoumgblé made in France. Par contre, si la France nous dit « On vous approvisionne en gombo grillé », là pas de souci, car il s’agit de matière première. Le même raisonnement peut s’appliquer au cacao. À date, il n’y a pas de marché international de référence de la masse comme il en existe pour les fèves de cacao. Ainsi, au lieu de prendre Londres et sa livre sterling pour référentiels, maintenant qu’on parle d’ECO, pourquoi ne pas profiter de cette opportunité historique de créer un tout nouveau marché que les pays producteurs africains – Ghana et Côte d’Ivoire en tête – maîtriseraient totalement et dont ils retireraient une véritable valeur ajoutée, sur le même modèle que la Malaisie avec l’huile de palme brute ? Ce système aurait en autres avantages d’éviter la surtaxe, puisque les entreprises existent déjà, ainsi que les mécanismes fiscaux (BIC – Bénéfices industriels et commerciaux –, impôt sur le revenu, etc.) permettant de compenser la parafiscalité, mais aussi d’éviter la fuite de devises puisqu’il n’y aurait qu’une seule monnaie de dénomination de la masse, dans laquelle toute transaction devrait obligatoirement s’effectuer. On peut imaginer un marché de référence à Abidjan ou Accra, qui déterminerait et paierait le bon prix aux planteurs auxquels on assurerait ainsi un revenu minimum garanti. On fournirait les usines locales et internationales et on diminuerait le nombre d’intermédiaires intervenant dans la chaîne de valeur cacaoyère. La mise en place d’un tel marché relève d’un choix éminemment politique, mais elle fournirait en tout cas un sacré avantage stratégique, ainsi qu’un levier de pression non négligeable à l’international.
2 Sauce du centre de la Côte d’Ivoire à base de gombo séché et pillé.
R. : Le dernier rapport de la Banque mondiale propose trois grandes orientations pour optimiser la filière cacao : adoption d’un système de suivi et de prévision efficace ; amélioration du verger national ; accroissement de la valeur ajoutée captée. Qu’en pensez-vous et quelles solutions préconiseriez-vous de votre côté, outre la mise en place d’un marché de la masse ?
M. I. N. : La Banque mondiale mentionne des points très importants, notamment l’identification et la prévision des récoltes. C’est en effet la base de toute politique d’amélioration de la filière. Personnellement, je suis un fervent défenseur du système en vigueur au Ghana, où l’État protège les planteurs en leur achetant directement la production, sans passer par les intermédiaires qui contournent le système et acculent les paysans, sans recours et généralement sous-payés. Cela implique, bien sûr, de connaître toutes les plantations, leur âge, leurs variétés et leurs exploitants. Une autre stratégie intéressante consisterait à mettre en place de grosses faîtières régionales. Il n’y a que treize délégations régionales en Côte d’Ivoire ; on pourrait donc mettre sur pied deux ou trois grosses faîtières avec des membres clairement identifiés, bien rémunérés et protégés. En fait, il s’agit ni plus ni moins de faire entrer la production dans le formel, en passant d’une agriculture de cueillette à une agriculture industrielle. Ensuite, rien n’empêche les autorités de doter chaque région d’une unité de transformation du cacao en masse, dont l’actionnariat se partagerait entre l’État, les faîtières et les industriels, dans un partenariat gagnant-gagnant. Ce système permettrait entre autres de développer les IGP (Indication géographique protégée) et d’obtenir un premium différencié par région, qui entretiendrait l’émulation et la qualité de production, en fonction des préférences du marché. Une fois cette industrie mise en place, il serait alors possible de se concentrer sur les produits dérivés, mais en identifiant et en ciblant bien les besoins réels des marchés local et régional. Encore une fois cet avis n’engage que moi et je peux me tromper, mais je pense que le chocolat n’est pas ce dont nous avons besoin en Côte d’Ivoire et en Afrique de l’Ouest. À mon sens, mieux vaudrait privilégier la transformation en produits dérivés présentant un déficit avéré ou une véritable utilité. Par exemple, la Côte d’Ivoire produit 8 millions de tonnes de cabosses (les fèves représentent environ 20 % de la masse totale de la cabosse, NDLR) qui pourrissent dans les champs et seraient, selon certaines études, vecteurs de maladies de vergers dues aux ravageurs, dont le swollen shoot. Or, ces 8 millions de tonnes représentent une quantité de masse organique qui pourrait potentiellement alimenter des centrales à biomasse d’une capacité de 100 à 150 MW, entrer dans la fabrication d’engrais, ou être utilisée comme biocombustible, sachant que la cabosse déshydratée possède un pouvoir calorifique supérieur à celui du charbon. Idem au niveau des fèves pour la fabrication de biocarburant et autre… Tout est exploitable dans le cacao et les pistes de recherches sont nombreuses, pour peu que des moyens soient mis à disposition afin de les explorer et qu’une politique de commande publique assure au moins pendant un temps la viabilité de ces nouvelles filières, qui permettraient en outre aux planteurs de bénéficier de sources de revenus complémentaires. À cet effet, il existe des chercheurs chevronnés au niveau du Laboratoire national d’appui au développement agricole (LANADA), qui produisent des résultats fabuleux.
R. : Globalement, on a l’impression d’une vision plutôt court-termiste…
M. I. N. : Je pense en toute sincérité que l’État a initié une belle réforme en 2011 ; réforme qui a permis à la Côte d’Ivoire de relancer sa production et de recadrer sa filière. Cependant aujourd’hui, celle-ci a besoin d’un nouveau souffle et doit impérativement être modernisée. Il s’agit là d’un travail de fond qui nécessite une réelle volonté politique et surtout du temps. C’est pourquoi nous osons espérer que les différents points évoqués précédemment susciteront un réel débat sur la politique cacaoyère à mener en Côte d’Ivoire, et permettront de penser davantage « out of the box », comme le disent les anglophones.